texte de Phillipe Curval
Adriana n’est pas de ces artistes qui s’engagent sans projet et ne travaillent qu’à partir de leur seule intuition. Chaque étape de l’œuvre est le fruit d’une réflexion sans cesse remise en question. Un vrai chantier de fouilles où grattant couche par couche les filons de l’invisible, elle localise un par un les éléments de sa recherche pour les rassembler, dévoiler dans son ensemble la composition qui appartenait jadis à l’archéologie du futur.
Tout aurait commencé sur les bords de l’Adriatique lorsque, tâtonnant dans les mares, Adriana enfant découvrait les énigmes obscures du monde sous-marin, anfractuosités, anémones, poissons fuyants, crabes, crevettes, algues délicates, toutes choses de la nuit qui font lever les rêves. Et qui font ensuite naître l’envie de planter ses doigts dans la glaise pour révéler les monstres délicieux dont l’esprit conserve l’empreinte. Deux décennies plus tard, l’image s’est inversée, puis s’est expansée : le creux est devenu le plein, pâte d’ombre qui gonfle sous ses mains. Les chimères intimes ont pris de l’ampleur en même temps que ses ambitions. Ces purs objets oniriques appartiennent désormais à notre univers contemporain. Formes qui naissent d’un désir d’apprentissage, pour maîtriser l’apparence humaine, l’asservir à ses desseins, l’imposer en tant qu’intermédiaire entre la pensée et la vie, mare, marasme médiatique du monde occidental.
Adriana revendique un passé plastique dont les traces sont lisibles. Son absence d’innocence est cultivée, même très contre-cultivée. Elle s’affirme en opposition avec la modernité conventionnelle. Son propos n’est pas d’aborder son travail par une révolution formelle, mais de cautionner sa singularité par un apport mental, voire littéraire. Elle écrit ses sculptures comme Gustave Doré gravait les images de la Divine comédie ou de l’Enfer de Dante, comme Camille Claudel enfantait ses allégories, ou Anthony Caro — à ses touts débuts — aspirait à faire surgir la figure humaine des remous désordonnés de la matière, tel le résultat d’un accident cosmique ou biologique. Son propos est d’illustrer ce que lui dictent ses mains. C’est une écriture en trois dimensions qui puise une partie de ses sources à l’actualité politique, sociologique, anthropologique, comme au surréalisme et à la science-fiction. Un hypertexte en volume où les signes et les symboles s’influencent l’un à l’autre, jeux de mots plastiques où la trilogie du muet, du sourd et de l’aveugle s’identifie à des Pleureuses balkaniques, la mante à la raie manta, où le vol d’Icare rejoint la chevelure de Méduse, où dragons, poulpes, chauve-souris, éléphants et scorpions, animaux dénaturés au dessin plus instable s’immiscent dans la structure, approfondissent ses perspectives. Ici, les références sont multiples et masquées car elles appartiennent aussi bien au monde du cinéma ou de la photographie qu’à celui de la peinture ou de la littérature. Conviées par Adriana à son festin d’argile, les travailleurs de Salgado, La mort de Sardanapale de Delacroix, le Bene Gesserit du Dune de Frank Herbert ou l’idiot du Stalker de Tarkovski créent une collision d’idées et de concepts d’où émerge l’œuvre achevée. Ces corps, ces figures enfin affranchis de l’impuissance d’être, libérés des incubes et des succubes issus de leur hérédité, se délivrent de leurs propres fantasmes.
Les groupes ou les visages d’Adriana révèlent une anatomie singulière, née du désir et de la peur d’accéder à la réalité, à l’individualité. Personnages immergés dans le continuum social qui expriment la douleur de révéler l’En Soi à la face du monde. À la fois assoiffés d’utopie, avides de participer au mouvement des idées et craignant ses dérives, ils développent des branchies pour communiquer, s’endorment à l’approche des territoires à conquérir, laissent foisonner leurs secrets les plus intimes le long de leur nuque et de leur chevelure, s’abîment dans le grouillement voluptueux de leurs obsessions. Ce sont des histoires formelles de naissance ou de renaissance qui renvoient à la fonction même du créateur, s’affirmer au mépris de toutes les lois. Offrant en particulier la faculté de jouer avec celles de la relativité. Car il suffit que l’observateur se déplace autour de la pièce qu’il observe pour découvrir ses multiples dimensions. Cinétisme du regard indispensable à la plénitude de la vision, mouvement vers l’œuvre qui répond aux mises en situation de l’agitateur quantique. Ici se révèlent les dérobades, les hantises et les prémonitions d’une sculpture tout entière orientée vers son destin, où trois-quarts, face et profil dévoilent les innombrables aspects d’une interrogation permanente. Même s’il en est le principe moteur, Adriana ne se contente pas d’un simple achèvement plastique. Son travail est d’abord, surtout une mise en question de la condition humaine.